Je ne conçois qu’une manière de voyager plus agréable que d’aller à cheval ; c’est d’aller à pied. On part à son moment, on s’arrête à sa volonté, on fait tant et si peu d’exercice qu’on veut. On observe tout le pays ; on se détourne à droite, à gauche ; on examine tout ce qui nous flatte ; on s’arrête à tous les points de vue. (Jean-Jacques Rousseau dans Émile)
Patrick Tudoret « En marchant » Petite rhétorique itinérante. Ed. Taillandier
Sequela Christi
Il y a certes très peu de comparaison avec nous autres marcheurs – gnomes simiesques, un peu buveurs d’étoiles … -, mais marcheur, le Christ en fut un, et un sacré bon … c’est le moins que l’on puisse dire à la lecture des Evangiles. « Je suis le chemin, la vérité et la vie » dit-il. (Jn 4,6). Et pour l’incarner, ce chemin, il a constamment la bougeotte, sillonne la Galilée, la Judée, fait des détours par les territoires voisins, traverse la Samarie, la Phénicie …
Pour cela, nous dit Matthieu, il préfère le désert, les chemins éloignés des villes, évitant les voies romaines, un peu trop fréquentées. Pour le sabbat il se rend dans une synagogue, mais rarement la même, avalant des dizaines de kilomètres. Rien de si étonnant à l’époque où la marche est le principal mode de locomotion… D’après les récits, Jésus étend sa prédication à une centaine de kilomètres, et ces quelques cent bornes allers-retours, il faut quand même se les farcir… Jésus de Nazareth, « homme qui marche », comme l’appelle Christian Bobin, « va tête nue. La mort, le vent, l’injure, il reçoit tout de face, sans jamais ralentir son pas. À croire que ce qui le tourmente n’est rien en regard de ce qu’il espère. À croire que la mort n’est guère plus qu’un vent de sable. À croire que vivre est comme il marche – sans fin ». Dans ses périples à répétions, seul, entouré des apôtres ou suivi par une foule hétéroclite, il s’octroie des moments de répit, des haltes salvatrices, comme chez Marthe et Lazare où leur sœur Marie lui lavera ses pieds de marcheur, en allant jusqu’à les essuyer de ses cheveux.
A ce propos, François Cassingena-Trévedy à des pages éloquentes : Pourquoi s’en va-t-on à pied ? Pour se laver. […] Il n’y a que les pieds pour laver l’âme. Les pieds humbles, forts et fragiles, qui ont eux-mêmes besoin d’être lavés. Il n’y a que la marche pour laver, tant il est vrai que la terre a la capacité de laver le fond de l’homme. […] Et le ciel ne peut me laver que je ne le demande à la terre, puisque aussi bien, il n’est de ciel que celui que la terre me donne. Oh ! Cette grâce inouïe que la terre possède de me donner le ciel *
Dans cette lustration de l’âme et de l’esprit que permet le chemin, on est entre terre et ciel … Comme pour le profane Antée, de la mythologie grecque, qui y puisait sa force, la marche est cette fusion avec la terre qui nous redonne force et vigueur, mais elle est aussi et surtout élation : c’est-à-dire élévation, grandeur, noblesse, hauteur d’âme ou encore allégresse. Mais, bien plus encore qu’une élation, marcher est pour le Christ un accomplissement, et lequel ! Porter la « bonne parole », aller à la rencontre des frères humains pour les sauver d’eux-mêmes, lui sont une obligation absolue. Le Christ s’est fait homme, comme le disent les textes. Mais il ne s’est pas fait qu’homme. Il s’est fait le plus misérable d’entre eux, le plus humble de tous, pauvre marcheur, errant infatigable. Et quiconque oublie cette « kénose », comme l’appellent les théologiens, ne comprend pas. A sa seule suite – sequela Christi -, les apôtres, parfois déroutés (dans le sens le plus littéral du mot), sont aussi de grands marcheurs, comme plus tard un certain saint Paul. Il y a aussi ces femmes irréductibles, marcheuses incandescentes, qui l’accompagnent jusqu’au Golgotha : Marie, mère de Jésus, bien sûr, mais encore Marthe, Marie de Béthanie et Marie de Magdala (ces deux dernière étant souvent la même dans la tradition occidentale). Car, oui, que l’on soit croyant ou agnostique, s’il est une marche qui, dans la culture occidentale, fait saillie parmi toutes les marches, c’est bien la Passion, le chemin de croix, la lente montée vers le sacrifice.