Voyages

Novembre 1999

Il en manquait deux, six étaient donc présents, sans compter le vicaire épiscopal. Et voici que le repas qui suivait la réunion s’est mis à traîner, traîner… et que Daniel, le vicaire en question, mettait du temps, du temps … à partir. Je me suis demandé ensuite s’il avait quelque chose à me dire qu’il aurait choisi de reporter à plus tard !

            C’est donc en quatrième vitesse que j’ai fait mes bagages, taillé ma barbe, tondu mes cheveux et donné mes instructions… Passage chez Jean-Louis Despeaux pour le prendre, puis arrivée à 16 heures tapantes chez Francis Beck à Blanquefort. Mais il n’est pas prêt ! Lui aussi, rentré de camp la veille, est pris par la vitesse. La précipitation lui fera oublier telle et telle choses dont les  photos prises à El Kebab en 1994- comme à moi de prendre un peu de vin pour offrir.

           16h 30, le moteur tourne et la voiture commence son 223 350° kilomètres ! Ce sera pour nous le kilomètre zéro, le 480° se trouvant juste au Nord de Burgos 4 heures après pour un plein de gasoleo, le 570 ° à Grumiel de Hizan pour le gîte et le couvert.

            Vendredi. Nous continuons à traverser l’Espagne à vive allure, l’objectif étant d’atteindre El Kebab dans les meilleurs délais.      

            Francis et Jean-Louis y sont venus il y a cinq ans avec huit jeunes, dont mon neveu Paul-Henri. Les fonctions de Francis au centre Peyriguère, au Pont de la Maye, lui ont fait connaître le Père Michel Lafon, successeur du Père Albert Peyriguère, lui même originaire du diocèse de Bordeaux et disciple de Charles de Foucauld.

            Installé à El Kebbab en 1918 pour que les Marocains connaissent du christianisme autre chose que la religion du colonisateur, le Père Peyriguère et son successeur veulent témoigner d’une amitié gratuite. Albert y meurt 31 ans plus tard alors que Michel passait quelques mois avec lui. 41 ans après, le Père Lafon est toujours là !

Notre goût du voyage, notre amitié commune et, disons-le quand même, notre désir de « faire retraite » du tumulte de notre ministère de prêtre-diocésain-curé-de-paroisse, à fait germer en nous l’idée et le goût d’une semaine de prière à El Kebbab. L’état de santé du quatrième barbu, Francis Darmaillacq, l’empêche de nous accompagner.

            El Kebab nous attend, ou plutôt Michel Lafon qui s’apprête à revenir définitivement en France à la fin du mois. Nous serons donc ses derniers « clients ». Le temps presse !

            à part un arrêt casse-croûte à Valdepenas, arrosé d’une cosecha 89, nous roulons, connaissant seulement quelques embouteillages à l’approche d’Algeciras. Nous y passons la nuit dans un petit hôtel inséré dans un immeuble, où la chambre à trois lits ne nous coûte que 5 500 pesetas. Inutile de payer plus cher, nous ne recherchons ni le salon, ni le bar, ni la piscine, ni la Télé, ni quoique ce soit d’autre qu’un lit et une douche. à 6 heures nous sommes debout, carillonnés par Jean-Louis et prêts à embarquer après avoir accompli les formalités d’usage.

            La sortie sera plus difficile et les policiers marocains intrigués par ces trois barbus. Il faut attendre, montrer son passeport par-ci, par-là, refuser de donner la pièce… et au bout d’une heure s’engager sur les routes marocaines. C’est la fête à Tanger et ailleurs dans le pays pour commémorer la « Marche Verte » par laquelle le roi Hassan II avait envoyé des paysans à la conquête du Sahara Occidental.

Au village de Sidi Yahya du Rharb nous marquons un arrêt pour manger ce que le boucher fait griller sous nos yeux. Du bœuf pour Jean-Louis, du mouton pour les deux autres, avec du pain et du thé pour tous.

            Mais Jean-Louis nous presse : il faut être à El Kebbab ce soir. Non, disons-nous. Michel Lafon ne nous y attend que demain, passons d’abord à Mekness. à deux contre un nous l’emportons et c’est heureux car nous trouvons à Meknes le Père Lafon qui attend de se faire conduire à El Kebab le lendemain !

            Avant d’entrer en retraite, la visite de la ville n’est pas sans intérêt pour percevoir quelque chose de la dimension de l’Islam dans ce pays : Visite au tombeau de Mulay Ismaïl, promenade dans la médina, quelques courses pour le repas du soir avec le Père Beaurepaire, curé de Mekness, puis concélébration de la messe dominicale anticipée à 18 h 30. Cinq prêtres, trente laïcs dont deux ou trois religieuses parmi lesquelles sœur Angélique qui a passé deux ans rue Kyrie à Bordeaux !

C’est avec deux couples d’entre eux et leurs enfants que nous franchirons la dernière étape le dimanche matin.

à

 9 heures précises, ils sont là ! Nous nous présenterons plus personnellement en prenant l’apéritif (!) dans le jardin de l’ermitage.

Le Père Michel voyage dans notre voiture et nous commente chaque vision nouvelle de cette terre qu’il connaît bien, travaillée en beaucoup d’endroits, tantôt belle et généreuse, tantôt aride, parfois reboisée quand on gagne en altitude, El Kebbab est à 1250 mètres.

            Michel nous fait garer la voiture devant la mosquée :  elle sera sous bonne garde,   pour 5 dirhams la nuit. Tout de suite, Haoussa, gardien cuisinier de la maison, se précipite pour saluer, et tout particulièrement Francis et Jean-Louis déjà connus. Chacun s’applique à ce que tous les bagages soient pris en une seul fois et nous remontons la rue étroite et raide au fond de laquelle s’ouvre la porte de la concession du Père Lafon.

            Franchissant le seuil, nous entrons dans une première cour dominée, comme l’ensemble des lieux, par un talus d’une dizaine de mètres. En contournant le mur qui est à notre droite, nous entrons dans un jardin cerné de petits bâtiments bas, de terre battue et couverts de tôle ondulée. Le jardin est travaillé. Pas de luxe, mais quelques fleurs : Géranium, petits dahlias, un rosier rouge. Les massifs de menthe ou de fèves sont quadrillés de pieds de romarin ou d’armoise. La tonnelle qui est devant la cuisine-salle-à-manger-séjour-bureau soutient une vigne dont Haoussa s’est ingénié à conserver les raisins pour le retour du père, ce qui les a rendus confis et très sucrés. Quelques arbres droits cherchent le ciel : cyprès, acacias, grenadier. Sur la partie haute où nous prendrons le premier repas se trouve aussi, proche de la maison, la tombe d’Albert Peyriguère. Elle est marquée du cœur de Jésus et de la croix, comme pour le Père Charles de Foucault. En contrebas, côté ville, la petite chapelle insérée dans la longueur du bâtiment et dans laquelle on peut se tenir debout si l’on n’est pas trop grand, accueille la présence réelle si chère au frère Charles. Nous l’y remettrons lundi matin en célébrant l’Eucharistie à 7 h 30 car Michel l’enlève quand il s’absente plusieurs jours.

Tout ici ne respire que pauvreté et humilité. à la différence de nombreux monastères européens qui sont rutilants de simplicité, on sent ici une pauvreté plus choisie que voulue ; disons plus acceptée que voulue, plus naturelle. Il a dit oui à la pauvreté qui se présente à sa porte et si tout est bricolé c’est sans doute parce qu’il n’y a pas moyen de faire autrement

Mais aujourd’hui, c’est fête ! Nous sommes nombreux et avons beaucoup de choses à dire et à entendre, à partager.

            Didier Roussel est proviseur du lycée français Paul Valéry de Mekness. sa femme Françoise, prof de math, ne « travaille pas » cette année pour faciliter l’intégration de tous : Pierre-Louis et Henri qui sont avec nous, un troisième qui est resté à la maison et la fille aînée qui fait sa première année de lettres modernes à la faculté d’Amiens. Ils viennent de passer quatre ans à Athènes.

            Un autre couple nous accompagne. Dominique et Isabelle Samin (Dominique est œnologue et il a pensé à porter du vin, lui !) et leurs deux enfants, Paul et Jeanne, le troisième étant en gestation. Dominique travaille dans une société qui fait du vin et du coca dans la région de Mekness : d’assez bonnes choses, je parle du vin, dont la moitié part à l’exportation… Une autre française, Yvette, mariée à un Marocain et dont les trois enfants font des études en France, fait partie du voyage et découvre ce petit îlot de paix avec le ravissement d’une dame patronnesse de Saint Louis des Chartrons découvrant la campagne !

            La conversation est plutôt intéressante. Michel nous parle du Père Peyriguère qu’il a connu quelques mois, des raisons qu’il a de rentrer en France sans laisser de successeur dans un pays où il n’y a plus un seul français. De l’intérêt de garder une présence à Mekness au cas où un jour, dans quelques siècles… On sent un homme pressé, pressé par l’Évangile, par l’amour du peuple marocain. Yvette nous parle de l’éducation au bien qu’elle a voulu transmettre à ses enfants au delà de toute considération religieuse, cet appel au bien se fondant sur la foi en un Dieu Unique, grand horloger.

            Mais cet argument m’insupporte et je le dis comme je l’ai dit l’autre jour à un auto-stoppeur Canadien qui me le resservait. Croire comme cela m’invite à ne pas croire car ce monde est imparfait et, vu ainsi, Dieu le serait ! Ce qui m’intéresse, Celui qui nous intéresse, c’est celui qui s’est soumis à cette imperfection de l’homme et du monde pour l’aimer et le sauver.

    T

out est calme dans la concession, après les bruits de l’aurore : chiens, oiseaux qui s’éveillent, imams qui appellent à la prière. Don Radino n’est pas encore apparu. L’air est frais, la nature s’ébroue pour sortir lentement du sommeil. La clarté pâle du soleil éclaire au loin les hauts plateaux : nous sommes aux pieds de l’Atlas. Au dessus de moi, un couple de tourterelles s’amuse, voletant de droite et de gauche.

            Vu d’ici, le monde n’est que calme. Je n’ajoute pas volupté car tout, ici, est simple. Si le jardin est travaillé, c’est sans tape-à-l’oeil. Les bâtiments sont on ne peut plus sommaires parce qu’on ne recherche que l’essentiel et rien ici ne doit nous en distraire. C’est Nazareth où la vie s’écoule calme et paisible avant que l’élu ne parcoure le monde pour y vivre de l’amour.

            Vu d’ici, le monde n’est que calme, mais la prière que nous allons célébrer, l’Eucharistie du Seigneur, vont nous plonger en communion avec les combats de ceux que nous connaissons et aimons, de ceux dont nous avons la charge, de ceux dont nous savons qu’ils souffrent et qu’ils luttent.

            Francis a acheté des timbres à 6 dirhams alors que 5,5 suffisaient. Ce doit être un effet secondaire du médicament qu’il prend pour soigner « sa » sciatique. Il est le premier d’entre-nous, c’était le 4 novembre, nous nous en souviendrons, à avoir dit, en parlant de ces petites choses qui arrivent avec l’âge : « ma » sciatique, attention à « ma » sciatique !

            C’est jour de souk à  El kebbab.  Le centre-ville  fait  8 000 habitants mais il faut compter 16 000 avec les hameaux alentours. Il y a beaucoup de monde et la chaleur du soleil commence à se faire sentir. « C’est un pays froid au soleil chaud », disait le Maréchal Lyautey. Haoussa nous a conduits : un tour au vieux souk où Jean-Louis et Francis ont marchandé des babouches et moi des tongues (mon musée s’enrichit !) ; un tour aux légumes où Haoussa achète pour la maison pendant qu’il nous fait asseoir sur des cageots à l’ombre d’un muret et que nous partageons un verre de thé ; un tour enfin au souk moderne où il cherche, mais en vain, à acheter une bouilloire. Les gens causent, déambulent, discutent les prix et la qualité. Les marchands crient « balek » pour qu’on s’écarte au passage des bourricots. ça ressemble beaucoup à d’autres marchés et, en y entrant, je me suis surpris à réfléchir pour savoir dans quel pays nous étions : au Maroc. Même si la casquette américaine est omniprésente, djellaba et babouches l’attestent, sons gutturaux en sont un signe. La belle mosquée dans laquelle nous ne pouvons pas entrer et d’où partent les appels à la prière nous le rappelle, même si l’on trouve (presque) l’identique à N’Djaména ou à Tanjung-Pinang, et dans d’autres lieux sans doute que je n’ai pas encore visités.

    L

es jours vont s’écouler à leur rythme. C’est sans doute ce qui s’appelle laisser du temps au temps. Comme je le disais en revenant d’Indonésie, chaque minute prend soin de laisser à la précédante le soin d’achever son œuvre. Même si Michel est ponctuel et quelque fois pressé : il observera nos habitudes pour constater que, sauf accident, Jean-Louis arrive le premier aux rendez-vous, juste avant l’heure. Je suis généralement second et Francis arrive le dernier, avec une régularité frôlant la perfection.

            à 7h 30 nous chantons Laudes pour ouvrir la célébration de l’Eucharistie. à9 h, après un copieux petit déjeuner et les ablutions d’usage -Francis dans sa cuvette tandis que Jean-Louis et moi avons l’eau courante au lavabo- nous avons un entretien d’une heure avec Michel. Ce n’est pas le lieu ici d’en faire le détail si ce n’est que cette retraite nous renvoie à l’essentiel : notre relation au Dieu unique, Père, Fils et Esprit Saint ; notre mission dans ce monde pour l’aimer et y témoigner d’un amour gratuit ; notre vie en Église, une Église signe du salut, petite Église au milieu d’hommes indifférents ou qui vivent avec d’autres repères.

            Chacun vaque ensuite à d’autres occupations ; lecture, prière, silence, promenade dans le village ou plus loin. Nous nous retrouvons à 12 h 30 pour le repas : plat unique. Je veux dire : un seul plat au milieu de la table. Unique mais varié : Tajine, sardines, couscous, mouton… Chacun pioche avec ses doigts en prenant soin d’en laisser pour les autres, y compris pour Haoussa et une fois ou l’autre son fils Abdallah, ses filles ou sa femme. Une bouteille de Guérouanne accompagne parfois notre festin, ainsi que du fromage et des fruits. Il y a encore du raisin et des dattes et c’est la saison des mandarines.

            Nous nous rencontrons à nouveau à 17 heures alors que l’obscurité commence à venir, pour une nouvelle heure d’entretien avec Michel, puis à 19 heures pour les vêpres. Au repas du soir nous prolongeons parfois la conversation jusqu’aux complies, mais à 20h 45 nous sommes au lit et à 21 heures : je dors ! dix heures de sommeil chaque nuit plus une heure de sieste ! Il faut le faire !

    J

ournée de silence. Après l’entretien du matin je pars seul sur la piste qui monte au dessus du village. Je marche d’abord sur un plateau cultivé. C’est la saison des labours. Les ânes ou les mules tirent l’araire qu’un homme guide. Souvent, un comparse se repose au bord du champ avant de prendre le relais. De loin en loin, je trouve des maisons, de l’eau, des familles qui lavent le linge. Je croise quelques cavaliers, des femmes qui vont ou viennent sur leur bourricot. C’est fou ce qu’il y a de monde ! Après un petit col, je traverse une plaine elle aussi très cultivée puis, plus loin, un village où les enfants ont peur de moi et moi peur des chiens. En traversant une forêt, je parviens à un deuxième col face auquel se dresse une paroi rocheuse. Cela fait deux heures que je marche vite, mais je décide d’en joindre le sommet en passant par le Nord d’où la crête s’élève en pente douce. Je suis à peine en haut (3 heures) que quatre bergers me rejoignent avec leurs moutons et partagent mes dattes. Il commence à faire froid et le ciel est voilé. Après plusieurs jours de très beau soleil, les jours qui viennent seront des jours de pluie, avec même un peu de neige sur la route de Fès !

            Pour le moment, il s’agit de redescendre à El Kebbab, en souhaitant que mes petites chaussures tiennent à peu près jusqu’au bout. J’aime marcher. Et j’aime marcher seul même si je me soigne, je veux dire par là, même si je résiste à la tentation d’une trop grande solitude. Mais l’horizon est large, l’air est vif, je me sens bien. Je chante, je fais ma litanie : passant dans ma tête les membres de ma famille, les noms des familles que je connais, paroissiens et amis, je chante en Castillan : familia _ _ _ rezo para vosotros. Personne ne répond. Dieu se tait comme nous a dit Michel au premier entretien, mais ils ne sont pas loin. Ils sont le peuple de Dieu. Mes pieds me rappellent mon incarnation, ce monde, les réalités terrestres. Mon cœur m’ouvre à la foi, l’espérance et l’amour.

            En fin de soirée, devant le Saint Sacrement exposé, c’est au nom du monde que j’essaierai d’adorer et d’être à l’écoute.

    N

otre quiétude va être troublée par une visite. Ou plutôt : notre retraite va être enrichie par une rencontre. Nous allons au lycée d’El Kebbab ou Driss et son épouse nous reçoivent. Ce professeur de français doit son éducation à Michel. Sa femme, souffrant de diabète, nous rejoint dans le salon de cet appartement de fonction tout simple et peu meublé : banquettes et table basse d’un côté, bibliothèque et télévision numérique de l’autre. Ils sont heureux de nous offrir le thé et de nous montrer l’affection qu’ils portent à Michel. Madame s’éclipse car ses yeux deviennent humides. Beaucoup ne comprennent pas pourquoi Michel les quitte après 41 ans de présence : « Nous aurions pu vous garder. On vous aurai pris chez nous si vous aviez été malade. Nous comprenons un peu, dit Driss, mais les petites gens ne comprennent pas. » Michel, bien qu’il le cache, ne sort pas indemne de ce genre de rencontre. Il invite ceux et celles qu’il a pu aider depuis qu’il est ici à faire de même pour leurs frères et sœurs. « Mais, Père ino (mon père affectionné), ça n’empêche pas ! »

    N

ouvelle échappée : nous allons à Khenifra, chez le gardien du foyer que Michel avait ouvert pour des garçons de la campagne qui allaient au lycée. Il avait été installé dans l’église désaffectée et il est fermé depuis 10 ans suite à un incendie. 

Ces sorties, dans la mesure où elles sont restées limitées, ne nous ont pas gênés.

Au contraire même, car, en nous permettant de rencontrer des musulmans, elles nous font mieux pénétrer l’inspiration de Charles de Foucauld et d’Albert Peyriguère, de Michel qui a pris sa suite :

aimer. Aimer gratuitement. Faire que les hommes se rencontrent. « Créer des relations humaines »

comme criait Peyriguère de sa voix de paysan pyrénéen tout en arpentant les courtes allées de son jardin, les mains levées vers le ciel ! Là aussi, bien que ce couple habite quelques mois par an la ville de Pau, nous sommes témoins de la désolation que provoque le départ de Michel.

Mais l’œuvre est accomplie. Certes, on ne peut en mesurer les effets, mais il y a de l’amitié, le meilleur terreau qui soit pour la paix entre les peuples et pour l’honneur de Dieu.

Basri a été limogé !

Ministre de l’intérieur depuis toujours, il avait reconstitué un véritable gouvernement au sein de son ministère, connaissant tout, surveillant tout.

  Homme  d’Hassan II, Mohamed VI l’avait gardé pour ménager la transition. Un incendie dans les locaux des services secrets a accéléré sa chute. Les éditoriaux des journaux respirent, les gens en parlent dans la rue et quand on leur rend visite. Après de nombreux signes de décrispation, ce dernier acte est un événement : le Maroc change, son peuple en est fier. Mohamed VI me fait penser à Juan-Carlos d’Espagne en 1975.

La route n’est pas rapide, mais belle. Je commence à avoir l’habitude de franchir la ligne blanche continue pour doubler les camions souvent lents sur ce relief accidenté. Nous monterons jusqu’à 1600 mètres près d’Ifrane où nous trouverons la neige avant de redescendre vers Fès

Le curé de Fès nous a accueilli hier soir avec joie et simplicité. Nous sommes allés avec lui et un étudiant marocain dîner dans un petit restaurant ouvert 24 heures sur 24. Il tenait à nous faire voir la télévision alors que nous nous en passions ma foi très bien depuis quelques jours, trouvant l’information ailleurs ! Manger au restaurant face à la télévision !

Le lendemain, après un petit déjeuner partagé avec M. Fourcade, un nom bien de chez nous, Michel Rondo nous aide de ces indications pour nous diriger dans la ville et Fatimé téléphone à la voisine de la petite sœur qui nous attend. Nous y partons en autobus, non sans avoir fait une halte dans un magasin de souvenirs où Jean-Louis était passé il y a 5 ans et demi. « Reviens, mon ami. Il y aura un prix pour toi car tu es un habitué ! »

La petite sœur nous attend dans son modeste appartement. Elle est Coréenne et vit ici avec deux autres sœurs : une Française et une Espagnole qui sont parties au travail. Elle nous raconte sa vie, nous parle de la voisine, de la broderie, de la copine qui va marier sa fille. En l’écoutant, je me surprends à penser que j’en ai rien à cirer, et pourtant : c’est intéressant ! Cette tranche de vie nous dit tout du respect qu’elle porte à ces femmes, à leurs familles, à leur travail, à leur religion. « Créer des relations humaines !» Et j’ai l’impression d’entrer dans l’intimité de cette femme, de sa prière, de son offrande. Et je sais que cette vie, unie à celle du Christ, sauve le monde. Certes, elle n’est pas cotée en bourse, ne fait pas la une des journaux. Mais ne se joue-t-il pas ici quelque chose d’essentiel ? Je n’irais pas prier le matin si je ne le croyais pas.

Elle nous accompagne vers la médina. Nous enfonçons dans les ruelles bordées de marchands, à la recherche de belles choses à voir : les portes de la médina, les mosquées, l’artisanat : « Viens, mon ami, rigarde ! entre ! pour le plaisir des yaux (sic) ! »

Francis cherche un pouf pour sa belle sœur, Jean-Louis des dattes fourrées pour sa mère et moi des sandales pour mes pieds. Vers midi, nous nous arrêtons au coin de deux ruelles pour manger une friture de poissons en boire un verre de thé à la menthe. Certes, j’en connais qui ne se risqueraient pas à une telle hygiène et pourtant ! J’aime.

Vers 17 heures, après un passage dans un quartier moderne pour aller voir les portes du palais royal, nous nous rendons à la Trappe. Nous avons vu vendredi le frère Guy qui est passé par El Kebab en se rendant à Midelt, lieu du nouveau couvent, plus grand et mieux équipé pour accueillir. Un petit Père hors d’âge vient nous ouvrir avant de nous diriger sur une autre porte par laquelle il nous fait rentrer. « … la messe, …. on dit les vêpres avant, … voyons ça, … » Il a l’air indécis. « Ils sont pas rapides ! » disons-nous, habitués à plus de décision dans le geste et la parole avec Michel.

            Nous sommes assis autour de la table avec le Père. Il parle avec nous en attendant l’heure de la prière. Il nous parle. Et tout à coup, je comprends (pour l’heure, c’était moi qui n’étais pas rapide !). Bon sang ! C’est le rescapé de Tibberine, un des deux rescapés de ce monastère trappiste d’Algérie où 7 moines ont été enlevés en 97, puis tués.

« C’était la nuit, et je dormais dans la cellule proche de l’entrée. J’ai entendu du bruit et, par la petite lucarne, j’ai bien vu un homme armé et perçu des mouvements. Mais j’ai reconnu la voix du Prieur qui demandait : « Qui est le chef ? » Ils ont désigné celui que je voyais et le Prieur s’est adressé à lui. J’ai pensé qu’ils demandaient le docteur comme c’était déjà arrivé d’autres fois. Il y a eu un peu de remue-ménage puis plus rien. J’ai pensé qu’ils étaient partis et je me suis recouché. Un moment après, un des frères est venu me réveiller : « Tu as vu ? » « -Quoi ? » « Nous sommes seuls, ils ont emmené tous les autres. » Effectivement, nous n’étions plus que trois ; deux frères et un prêtre de passage. C’est le gardien qui nous a sauvés car quand les terroristes lui ont demandé si nous étions bien sept il a répondu que oui, alors que nous étions neuf. »

            Le petit Père parle calmement. Son visage rayonne. Son regard est très clair. Un discret sourire l’illumine. Je le regarde fixement comme pour imprimer mieux cette rencontre dans ma mémoire. J’ai conscience de vivre une rencontre importante et je voudrais la garder intacte en moi. Que toutes les fibres de mon être continuent à vibrer comme maintenant chaque fois que je penserai à cet homme, à ses frères, à leur gardien qui a été suspecté et auquel tous les villageois de Tibberine ont fait la fête à sa libération. Que je continue à vibrer non pas d’émotion, mais de désir d’aimer jusqu’au bout. Il nous raconte comment il a été nommé prieur à Fès jusqu’à la limite d’âge qu’il a atteint il y a peu. L’autre frère rescapé est à Alger d’où il va parfois à Tibberine accompagné de motards, voitures de polices, gens armés. Le gouvernement algérien ne donne pas encore l’autorisation de revenir, mais le jour où ça pourra se faire, ils seront plusieurs à vouloir y aller.

            Dans la petite crypte où il y a la chapelle, deux petites sœurs nous ont rejoints. Avec les quatre pères, nous chantons vêpres et célébrons l’Eucharistie. Le cinquième père est hospitalisé en France. La prière est simple. On n’a pas envie d’en rajouter. Nous échangerons quelques mots avec le jeune prieur qui revient de Lourdes. Quelques pas et nous rejoindrons la foule dans la nuit.

Dans le petit troquet où nous dînons, chacun de nous prend un plat différent. Il y a deux ou trois tables occupées dans cette pièce. Elle est propre et, donnant directement sur la rue, baignée d’un air certes renouvelé mais un peu frisquet.

Au bout d’un moment, le serveur s’étonne que je n’ai pas demandé les couverts qu’il pour manger. J’ai continué avec les doigts, comme j’en ai pris l’habitude.

    J

‘eusse aimé partir de bonne heure ! Il n’en fût rien, et tant mieux, car c’est la rencontre avec un étudiant en droit qui a passé la nuit au presbytère qui nous a retardés. Sa recherche vers le christianisme s’exprime par des études de comparaison de textes de la Bible et du Coran. Le plus curieux est son travail artistique à partir de l’écriture arabe pour illustrer le Notre Père, la croix, ou telle et telle parabole de l’évangile. Mais il faudra partir, non sans acheter dans l’église quelques sets de table brodés par d’habiles mains et qui feront de beaux corporaux pour célébrer l’Eucharistie en « campagne ».

            La route est sinueuse et belle, tout particulièrement Chefchaouen où, là encore, Francis a des souvenirs. Nous roulons jusqu’aux abords de Ceuta où nous déjeunons dans un petit restaurant au bord de la Méditerranée.

A Ceuta, (où, souvenons-nous-en, le carburant est détaxé), l’embarquement est rapide, plus rapide que le passage en douane à l’entrée de cette enclave espagnole en terre africaine. La traversée est plus rapide et moins chère que par Tanger, et c’est vers 17h 30 que nous nous retrouvons sur le continent européen.

            Vers 21h, nous sommes sur la rocade de Granada et nous décidons d’en rester là afin d’aller nous promener dans cette belle ville. Hôtel bon marché au centre, restaurant lui aussi bon marché, promenade sous l’Alhambra.

La traversée de l’Espagne est facile. Nous nous arrêtons quelques minutes au col de Somosierra où il y a la chapelle de Notre Dame des routiers, sous la neige.

            Le soir, après une halte pour faire quelques emplettes, et une traversée comme toujours très arrosée du Guipuscoa, nous décidons de filer jusqu’à Bordeaux non sans dîner, fort bien d’ailleurs, à la Casa Don Quijote à Irun. Adresse à retenir ! ça nous aura éviter de vider une nouvelle fois la voiture qui aura vaillament parcouru 4 200 kilomètres.

            La suite se passe en chacun de nous. Elle se passe aussi dans l’accueil du Père Michel Lafon qui « prend sa retraite » chez les petites sœurs des pauvres à Bordeaux.