Bienvenue, Gérard. Heureux de te revoir !
Cette voix ne me dit rien, si j’ose écrire ce paradoxe et, ôté le bonnet, si la tête ne m’est pas étrangère, je ne reconnais pas davantage celui qui prononce cet accueil … Je pense qu’il s’agit d’un prêtre du Chemin Neuf, communauté qui a accepté la charge de ce lieu d’où furent enlevés, avant d’être martyrisés, sept moines cisterciens. Je fais donc un peu semblant de reconnaître un prêtre qui est passé par Bordeaux, le Chemin Neuf ayant eu en charge la paroisse du Port il y a quelques années. J’étais alors plus connu que connaissant (péché d’orgueil) !
C’est ainsi qu’à Tibhirine commence le premier temps fort de notre pèlerinage. Etranger si proche, Eugène Le Hambre, tu m’aides à avancer en me prenant par la main pour me conduire dans l’horreur d’une guerre meurtrière pour tous, dans la beauté du don total, de l’amour qui n’est jamais plus grand que quand il va jusqu’à donner sa vie pour ceux que l’on aime. Et, justement, ce qui me frappe ici comme dans ce que j’ai pu lire, c’est que les moines appelaient « Amis » tous les musulmans, et sans doute les autres ; Y compris ceux qui les ont persécutés, avant et après qu’ils agissent sauvagement. Amis, maître mot de leur existence, maître mot de l’évangile, maître mot du Seigneur qui n’appelle plus ses apôtres serviteurs mais amis. Amis, comme l’écrit Christian de Chergé à la fin de son testament : « Et toi aussi, l’ami de la dernière minute, qui n’aura pas su ce que tu faisais. Oui, pour toi aussi je le veux ce MERCI, et cet « À-DIEU » envisagé de toi. Et qu’il nous soit donné de nous retrouver, larrons heureux, en paradis, s’il plaît à Dieu, notre Père à tous deux. AMEN ! Inch’Allah ! «

Le P. Eugène nous accompagne dans la visite de ce monastère où vécurent donc des moines qui firent le choix de rester à la merci de leurs persécuteurs bien qu’ils aient eu l’amitié de la population locale.
Le groupe est silencieux, déjà recueilli ou encore endormi car la nuit fut brève entre l’arrivée à l’aéroport d’Alger, l’attente des visa (2h30 !) et l’arrivée à l’hôtel où je m’aperçus qu’une des deux bouteilles de vin de messe avait été cassée au milieu de mon linge, peut-être bien parce que la valise avait été visitée. Mais s’il a fallu que je rince le tout, qu’est-ce que ces misères misérables ? Et peuvent-elles empêcher la grâce de ce jour dont le maître mot fut l’amitié pour que cette réalité imprègne nos vies, la relation entre les peuples, à défaut des gouvernants ?
Et c’est là que nous en faisons l’expérience. Les Algériens que nous croisons, hors police des frontières, nous expriment de la gratitude. Merci de venir nous voir, merci. Et quand les mots de parlent pas, les sourires expriment cette réalité : l’amitié peut être sans frontière.

Et l’arrivée à Tamanrasset illustre bien cela. Quand les Touaregs nous accueillent à l’aéroport, j’ai l’impression que ce sont des amis. Les retrouvailles avec l’équipe qui nous accompagnera pendant ce séjour, faite des fils de celui que nous avions rencontré en décembre 2019, est heureuse. Il s’agit bien de relier ceux qui , il y a quatre ans, il y a deux ans, ont déjà vécu quelque chose ensemble. Ils sont heureux de nous revoir même s’ils ne sont pas bavards, surtout à cette heure de la nuit. Mais la proximité que j’ai pu avoir avec l’un ou l’autre, en telle ou telle occasion, revit en moi et annonce que, quelque part, nous ne sommes pas étrangers les uns aux autres.
Regarder le but, entrer dans l’histoire, non pas pour que l’on parle de nous, mais pour accueillir ce qui était et préparer autant que se préparer à ce qui vient et à Celui qui vient. Martine Devriendt, de la congrégation des Petites Sœurs du Sacré-Cœur de Charles de Foucauld est dans cette histoire et dans cette perspective. Sa présence à Tamanrasset, depuis 1999 ou 2000, s’inscrit dans la suite de Charles de Foucauld qui, loin d’être un ermite, veut créer de l’amitié autour de lui pour faire découvrir un Dieu aimable parce que miséricordieux. On est petit dans ce bas monde. L’immensité du désert que nous ressentirons surtout demain mais que j’ai déjà approché contraste tant avec l’agitation de la ville dont la forte présence de migrants du sud est une des caractéristiques. On les voit sur les places, en attente d’être embauchés. Ivoiriens, mais surtout Maliens, Burkinabés, Nigériens aboutissent dans cette ville dont ils ne peuvent plus repartir.

Une Camerounaise fréquente la petite communauté catholique qui se réunit là où habite Martine. Le curé de Tam est du diocèse de Belley-Ars et habite à côté. Les deux petits frères, Jean-Marie et Taher habitent plus loin. Ce petit monde vit et travaille. Taher, Franco-Algérien de 84 ans a été chauffeur de poids lourds dans une grosse entreprise, Jean-marie, plus jeune, a été jardinier et rend encore quelques services de bricolage, Martine visite les femmes et les enfants, ce qui lui permet, contrairement aux deux petits frères, de rentrer dans les maisons où les femmes demeurent. Gouttes d’eau dans le désert, mais gouttes d’eau quand même !
Nous partons le lendemain pour le désert où nous vivrons trois jours, c’est-à-dire deux nuits consécutives. Direction Ilamane, vers le nord, entre Tamanrasset et l’Assekrem. Peintures rupestres par-ci nous permettent de nous dégourdir les jambes, ombre d’arbre par-là sera bienvenue pour le pique-nique fait de salades diverses et variées, juste au pied de ce pic impressionnant.
Le soir, nous célébrons la messe au coucher du soleil. Nous montons plus loin pour aller à l’écart, selon une invitation de Jésus dans l’évangile. C’est la paix. Peu de partage. La lecture de l’apocalypse chante la gloire de Dieu et nous sommes en plein dans cette louange
« Grandes, merveilleuses, tes œuvres,
Seigneur Dieu, Souverain de l’univers !
Ils sont justes, ils sont vrais, tes chemins,
Roi des nations.
Qui ne te craindrait, Seigneur ?
À ton nom, qui ne rendrait gloire ?
Oui, toi seul es saint !
Oui, toutes les nations viendront
et se prosterneront devant toi …

Nous sommes dans l’Espérance que tous, nous reconnaîtrons le même Seigneur et Père. Pour le moment, et je me laisse toucher par cette beauté, le soleil disparaît à l’horizon alors que la musique s’achève.
Il est temps d’aller nous préparer pour le bivouac. Le cuisinier est déjà à l’œuvre, x s’ingénie à établir un branchement électrique à partir d’une batterie de voiture pour deux appareils anti-apnée du sommeil. Le repas chaud sera vite conclu pour entamer une nuit … diversement vécue.
C’est donc en plein désert que nous allons passer cette journée du 28 novembre. J’avais apporté quelques livres pour que personne ne s’ennuie mais ça n’a pas été utile. La mosquée bâtie par des Dag Ghali, constituée de colonnes de basalte, est notre point de rendez-vous pour commencer la journée ensemble par le chant des laudes. Mon enceinte acoustique aide le chant qui nous unit à l’Église entière :
Père du premier jour
Levé sur les premières terres
Au souffle de l’Esprit,
Voici devant tes yeux,
Comme en retour,
Le feu
Qui prend au cœur les frères
De Jésus Christ.
Une courte marche nous amène plus loin pour un temps de silence difficile à établir. Pourtant le cantique de Saint Benoît nous prépare à vivre pour Dieu seul cette heure où je propose le texte du premier livre des Rois 19,1-8 où Elie fait son burn-out et fuit au désert pour y demander la mort : « je ne suis pas meilleur que mes pères … » Mauvaise image de soi-même, perte de l’Espérance, envie de tout plaquer !
Nous redescendons au bout d’une heure et nous reviendrons au jour tombant pour célébrer l’eucharistie juste un petit peu plus haut que la veille. De nouveaux frères et sœurs sont là. Le neveu franco-algérien d’un membre de l’équipe, accompagné de sa copine franco-française, venu saluer son oncle, se joint à nous. Je préviens au début, avec des mots choisis, que s’ils ne sont pas initiés ils peuvent néanmoins s’avancer en même temps que les autres non pas pour la communion eucharistique mais pour recevoir la bénédiction de Dieu pas l’imposition de ma main sur leur tête. Emotion quand ils s’avancent après les autres et reçoivent un signe de la bienveillance du Seigneur et des disciples que nous voulons être en accueillant des frères. A la place de l’homélie nous avons fait un partage contemplatif de l’évangile où chacun a pu partager ce qui l’avait touché dans le récit de l’évangile de Marc quand Jésus va au désert avant l’appel de ses disciples.
En attendant le repas chaud du soir nous sommes un peu inquiets pour ceux qui sont montés jusqu’au col et qui redescendront à la lueur de leur lampe frontale.
Nous repartons le lendemain 29 novembre pour prendre le thé dans le village d’un descendant d’ouksem, le Targui qui avait accompagné frère Charles lors de son voyage au pays natal. J’ai failli écrire en France alors qu’à ce moment là Tamanrasset était en France, à moins que ce soit la France qui fut à Tamanrasset. « La France, de Dunkerque à Tamanrasset » disait De Gaulle dans son allocution du 16 septembre 1959 !
Assis à terre sur des tapis, nous est servi du thé avant que nous allions rejoindre les femmes disposées en cercle sur le sol d’une grande cour, devant un étalage de vanneries, bracelets, sacs et autres tissus proposés à la vente. Yunes (ingénieur hydraulique) s’occupe des transactions et je crois qu’on se fait avoir, certains produits étant de seconde main ; mais il faut en passer par là.
Le soir, après avoir marché dans Tam, nous revenons au camping pour célébrer l’eucharistie dans la grande salle de la cheminée où nous sommes invités, après le diner, à boire le thé. Toujours trois !
C’est le jour de monter à l’Assekrem, non sans passer par l’oasis d’AFILALE à la découverte des gueltas, « trous d’eau » permanents qui subsistent au fond des oueds asséchés. Chacun se demande comment nos hôtes ont-ils pu trouver une aire qui puisse permettre de monter un campement. Des cailloux, des cailloux et encore des cailloux jusqu’à 2500 m d’altitude. Et au milieu de ces cailloux, de longues trainées de fleurs rouges qui ont bénéficié de la forte pluie d’il y a trois semaines, première pluie depuis trois ou quatre années. Le désert refleurira. Frère Ventura, présent ici depuis une vingtaine d’années a vu cela seulement deux fois !

Le campement assuré, nous remontons en voiture jusqu’au col où le refuge est en travaux (C’est de connaître dit-on dans le Médoc, pour signifier qu’il y avait besoin d’en grande rénovation ou l’après ne ressemblera pas à l’avant). Nous montons à pied les 170 m de dénivelé pour célébrer l’eucharistie dans l’ermitage de frère Charles. Il est émouvant de célébrer ici, d’autant plus pour moi qui me souviens des trois fois précédentes dont celle où, monté seul en 2000, j’avais passé une semaine de solitude sur ce plateau de l’Assekrem, chantant l’hymne de Saint Benoit à l’est du plateau au lever, à l’ouest au coucher du soleil.
En redescendant, catastrophe : suite à une maladresse, plus de vin pour la messe. Nous avons donc célébré le rassemblement dominical et la fête de Saint Charles de Foucauld avec une liturgie de la Parole suivie de la prière de Teilhard de Chardin « la messe sur le monde ». « Puisqu’une fois encore, Seigneur, dans les steppes d’Asie, je n’ai ni pain, ni vin, ni autel, je m’élèverai par-dessus les symboles jusqu’à la pure majesté du Réel, et je vous offrirai, moi votre prêtre, sur l’autel de la Terre entière, le travail et la peine du Monde… » Lire cette prière, faire cette prière alors que nous sommes dans la même situation que Teilhard, sinon que nous ne sommes pas en Asie mais en Afrique, est particulièrement émouvant.

Mais nous retrouverons du vin pour célébrer le lendemain chez Martine avec les petits frères de Jésus, Taher et Jean-Marie, et la P. Michel. Le partage est particulièrement intéressant : qu’est-ce qu’évangéliser ? Comment faire connaître et partager votre vocation propre, vous les petits frères de Jésus, votre appel à l’enfouissement, la vie cachée à Nazareth dans un monde où les jeunes chrétiens manquant de repères cherchent à affirmer une identité chrétienne et même catholique ? Qui peut entendre l’appel à vivre comme vous ou comme les moines de la Trappe de Tibhirine, en plein pays musulman, enfouis comme saint Charles de Jésus ?
La lecture du « Carnet de route » du P. Jean Ploussard*, m’aide à envisager une réponse. Il distingue trois étapes pour une annonce de l’évangile : D’abord la vie au désert, uniquement contemplative ; puis, tout particulièrement chez Charles de Jésus, la vie à Nazareth, faite de contemplation et d’apostolat par la présence et l’amitié ; enfin la vie publique, apostolique, qui implique à sa manière les deux premières qui irriguent alors la troisième. Mais à chaque étape, il y a un lien avec les deux autres, d’une part parce qu’elles sont la réalité de la vie de l’Église universelle vécue par d’autres dans ce corps dont nous participons, mais surtout parce que l’on vit les deux premières propositions en accentuant la troisième suivant les circonstances qui dépendent et du milieu où l’on intervient et des appels plus personnels que l’on reçoit ou perçoit.
Quand le lendemain, après un départ vers 2h30, annoncé à 3h30, mais qui nous fait arriver à l’aéroport vers 23h30 … bref un départ en pleine nuit pour 2h30 de vol avant de récupérer les bagages et d’aller passer la matinée à Notre Dame d’Afrique, tout s’éclaire pour moi : les Pères Blancs, fondés par le Cardinal Lavigerie. Le Bayonnais, sous la statue duquel, à la confluence de L’Adour et de la Nive, je suis souvent passé pendant mon enfance, conseille à ses prêtres missionnaires : « Vivez comme les indigènes, habillez-vous comme eux, mangez comme eux, que vos maisons soient comme les leurs » car pour attirer au Christ, il ne faut pas rendre les autres semblables à soi, mais se rendre semblables à eux. » « Un missionnaire doit se rapprocher des indigènes par toutes les habitudes extérieures, par le langage d’abord, par le vêtement, par la nourriture, conformément à l’exemple de l’apôtre : Je me suis fait tout à tous pour en sauver à tout prix quelques-uns. » 1 Cor 9,22
Entre Saint François-Xavier qui baptisait à tour de bras, Saint Charles de Jésus qui vivait l’enfouissement de Nazareth au cœur du désert du Hoggar, Lavigerie qui forme des prêtres pour évangéliser l’Afrique par tous les moyens à sa disposition, les saints martyrs de Tibhirine qui vivaient une présence active pour transmettre une amitié elle aussi universelle, il y a une communion des saints à laquelle il est bon de croire et qui peut inspirer nos moyens d’action.

*Né en mai 1928 en Meurthe-et-Moselle, Jean Ploussard est mort à trente-trois ans, en février 1962, au Niger. Mais il ne s’appelait plus Jean Ploussard ; il s’appelait le frère Yakhia Ag Rissa, c’est-à-dire en langue tamacheq, la langue des Touareg : Jean de Jésus.
Prêtre, de la congrégation des Rédemptoristes, il était devenu un Targui parmi les autres, et c’est au désert, à Tchirozérine où il résidait entre deux nomadisations, qu’il s’est abattu au sol pour ne plus se relever avant la consommation des temps.
A travers cette autobiographie spontanée on découvre indissolublement liés un itinéraire spirituel et une aventure missionnaire où se trouvent souvent posés bien des problèmes qui sont ceux de l’Église de notre temps.



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